Nord Stream et la turbine Siemens : une fable du gaz russe

C’est l’histoire qui tient en haleine toute l’Union européenne, et en particulier l’Allemagne, depuis la mi-juin 2022 : une turbine Siemens, envoyée en réparation avant le début de la guerre en Ukraine, empêcherait le gazoduc russe Nord Stream 1 de fonctionner correctement. Cette turbine a justifié une série de réduction de livraisons de Gazprom en Europe, ainsi qu’une passe d’arme diplomatique entre le Canada, l’Allemagne et l’Ukraine. L’Allemagne, l’Italie ou la Commission européenne accusent le Kremlin d’instrumentaliser cette histoire et d’utiliser « le gaz comme une arme ». Et cette turbine, qui n’avait rien demandé à personne, est devenue l’héroïne d’une fable des temps moderne sur la dépendance énergétique…

Le poker menteur se poursuit, et l’atout maître de la Russie, en matière de bluff, prend la forme d’une turbine défectueuse de la station de compression de Portovaïa, sur le gazoduc Nord Stream.

L’Union européenne sous la menace d’une rupture d’approvisionnement de gaz russe

Dans le cadre de ses sanctions contre la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine, l’Union européenne a mis fin à ses importations de charbon russe, et a programmé sa sortie du pétrole russe d’ici la fin de l’année.

Du coté du gaz, la situation est beaucoup plus complexe. Certains pays ont pu cesser de s’approvisionner auprès de Gazprom (les états baltes, Lituanie en tête), d’autres ont pu refuser le chantage du Kremlin du paiement en roubles, provoquant une rupture de livraison (Pologne, Bulgarie, Finlande, Danemark, Pays-Bas).

Mais il s’agit de petits marchés à l’échelle de l’Union européenne, et les plus grands importateurs de gaz russe, en particulier l’Italie et, surtout l’Allemagne, ont continué, malgré la guerre, de se fournir auprès de la Russie, en acceptant toutes les conditions du Kremlin. Une rupture de la livraison de gaz russe pourrait ainsi provoquer une profonde récession en Allemagne.

Gazprom prétexte le manque d’une turbine Siemens pour réduire ses livraisons par Nord Stream 1

En réponse, la Russie semble jouer avec les nerfs de l’Union européenne, composée de pays « inamicaux », et la fameuse turbine est devenu le symbole de ce jeu du chat et de la souris. Mi-juin, Gazprom annonce en effet que cet équipement, envoyé en réparation au Canada, ne lui a jamais été restitué, à cause des sanctions, et l’oblige à réduire les livraisons de gaz à l’Europe via Nord Stream 1. En deux jours, elles passent ainsi de 167 à 67 millions de m³ par jour.

Dès cette première rupture, Allemagne et Italie dénoncent une instrumentalisation politique. La Russie, elle, joue sur du velours. Tout en répétant à l’envi la thèse de la turbine, le patron de Gazprom, Alexeï Miller, rappelle sa doctrine : « Notre produit, nos règles. Nous ne jouons pas selon des règles que nous n’avons pas faites ».

Le Canada livre la turbine, à la grande colère de Zelensky

Le 11 juillet, le gazoduc Nord Stream 1 entre en maintenance pour dix jours, et les livraisons de gaz cessent – avec la garantie qu’elles reprendront. Mi-juillet, l’Allemagne et le Canada s’entendent pour livrer la fameuse turbine à Gazprom, afin de la réinstaller durant cette période de maintenance.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’insurge contre cette décision, estimant qu’elle « viole » les sanctions décidées par le Canada et l’Union européenne (et qui interdisent la fourniture de tout équipement industriel lié à l’énergie), et créé un « précédent dangereux ».

L’Allemagne pense au contraire que cette décision forcera le Kremlin à clarifier sa position, et avouer que la baisse des livraisons est un choix politique. La présidente de la Commission européenne accuse de son coté la Russie d’utiliser « le gaz comme une arme », et demande à l’Union européenne de se préparer « au scénario du pire » d’une cessation des livraisons de gaz par Gazprom.

Une nouvelle baisse, justifiée encore et toujours par la fameuse turbine

Le 21 juillet, Gazprom annonce la fin de la maintenance, et la reprise des livraisons de gaz, à 67 millions de m³ par jour. Mais, dès la 27 juillet, le groupe gazier russe réduit à nouveau son volume de livraison à 33 millions de m³, soit 20 % de la capacité de Nord Stream 1.

Une baisse que Gazprom explique toujours par la fameuse turbine, toujours en transit en Allemagne. « Les régimes de sanctions au Canada, dans l’Union européenne et au Royaume-Uni, ainsi que les incohérences de la situation actuelle concernant les obligations contractuelles de Siemens rendent impossible la livraison » par Nord Stream 1 », détaille le géant gazier.

Siemens se défend alors : « Les autorités allemandes ont fourni à Siemens Energy tous les documents nécessaires à l’exportation de la turbine vers la Russie. Ce qui manque, cependant, ce sont les documents douaniers pour l’importation en Russie. Gazprom, en tant que client, est tenu de les fournir ».

Vers une baisse de consommation de gaz de 15 % en Union européenne

Cinq autre turbines de Gazprom étant toujours en réparation au Canada, l’Ukraine supplie Ottawa de ne pas les envoyer en Allemagne, car, selon la diplomate Yuliia Kovaliv, « il est maintenant clair que les cinq turbines additionnelles seront refusées [par la Russie], ce qui ajoutera à l’humiliation ».

La veille, le 26 juillet, l’Union européenne avait adopté son plan d’urgence visant à réduire la consommation de gaz naturel de chaque Etat membre de 15 % (malgré l’opposition de la Hongrie, qui le jugeait “injustifiable, inutile, inapplicable et nuisible”) : il est entré en vigueur ce 9 août 2022.

« Il y a du chantage de la part de la Russie »

Début août, le Kremlin a accusé à nouveau les sanctions occidentales d’empêcher la turbine d’arriver jusqu’en Russie, justifiant la poursuite de livraisons au compte-gouttes.

Le 4 août 2022, le porte-parole de la Commission européenne, Éric Mamer, a répondu avec force : « Rien n’empêche la restitution et l’installation d’une turbine Siemens en Russie. Tout ce qui est dit sur la question est faux. Nord Stream 1 ne fait pas l’objet de sanctions par l’UE ».

« Le gaz n’est pas sur la table et nous ne spéculerons pas sur un possible paquet de sanctions à venir ou non . Gazprom et sa banque Gazprombank ne sont pas concernés par les six trains de sanctions.Tout ce que disent les Russes à ce sujet est essentiellement une excuse pour ne pas fournir de gaz à l’Union européenne. Il y a du chantage de la part de la Russie en ce qui concerne l’approvisionnement en énergie de l’Union européenne », a conclu le porte-parole de l’exécutif.

On vous recommande

A propos de l'auteur Ondine Marnet

Consultante RSE et spécialiste des enjeux énergétiques, Ondine Marnet est approchée par la rédaction du gaz.fr fin 2014, et se joint à l'aventure début 2015.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *