Un rapport récent de l’ONG Global Energy Monitor sur l’exploitation du gaz fossile en Afrique alerte sur le risque de voir une grande partie des 245 milliards d’euros d’investissements devenir des « actifs échoués », en particulier ceux qui impliquent des capacités d’exportation. Le danger est clairement défini : l’Occident, sur le chemin de sa transition énergétique, pourrait bien bouder le gaz africain, et rendre obsolètes ces équipements. Pour l’ONG, les pays africains devraient investir avant tout sur les renouvelables. Leurs dirigeants estiment, au contraire, que ces investissements dans le gaz sont nécessaires pour leur développement économique, leur électrification et leur industrialisation. Au-delà de l’évidente hypocrisie de l’Occident sur cette question, quelles voies sont possibles pour associer contraintes climatiques, justice climatique et lutte contre la pauvreté ?
L’ONG américaine Global Energy Monitor (GEM) a publié en décembre 2022 un rapport baptisé La ruée vers le gaz africain, récemment analysé par la journaliste Ristel Tchounand, spécialiste de la question climatique en Afrique, pour La Tribune Afrique.
Et si les 245 milliards de dollars d’investissements gaziers en Afrique devenaient des « actifs échoués » ?
GEM estime ainsi que les investissements de 245 milliards de dollars en cours pour exploiter, transporter et exporter les réserves de gaz fossile africaines présentent un « risque énorme d’actifs échoués » – soit des actifs qui perdent leur valeur à cause de l’évolution du marché ou qui deviennent obsolètes avant leur amortissement complet.
L’ONG évoque tous les méga-projets actuellement en cours de développement sur le continent, notamment ceux du Mozambique, les projets d’oléoducs partant du Nigeria pour rallier le nord du continent (vers le Maroc ou l’Algérie), ou le vaste projet de GNL de Tanzanie.
Pour GEM, « une grande partie de ce gaz est destiné à pallier la crise énergétique à court terme de l’Europe résultant de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ». Ce serait notamment le cas des 103 milliards de dollars concernant les terminaux de GNL, dont 92 % sont destinés à l’export : « Cela augmenterait de 111 % la capacité africaine d’exportation de GNL à 79,3 millions de tonnes par an, tout en ne faisant pas grand-chose pour améliorer l’électrification du continent », indiquent les auteurs du rapport.
« Les projets d’exportation seront obsolètes à mesure que le monde passera aux énergies renouvelables »
« L’appétit de l’UE pour plus de GNL sera de courte durée. Au moment où un terminal sera construit, les projets d’exportation seront obsolètes à mesure que le monde passera aux énergies renouvelables », pointe Julie Lurman Joly, pour GEM.
« À ce stade, poursuit-elle, les pipelines nouveaux et existants en Afrique ne seraient pas en mesure de fournir de l’énergie à usage domestique sans construire encore plus d’infrastructures pour distribuer et brûler le gaz. Le coût de cet investissement supplémentaire et des externalités qui y sont associées, s’il est comparé au coût de développement d’une énergie renouvelable propre et bon marché, sera insoutenable, laissant également les pipelines bloqués », ajoute-t-elle.
La question est donc double : le GNL africain risque-t-il vraiment de ne pas trouver d’acheteurs si l’Europe cesse d’en importer ? Et l’Afrique doit-elle investir exclusivement dans les renouvelables, et ne pas exploiter ses immenses ressources fossiles ?
Le GNL africain risque-t-il de ne pas trouver preneur à moyen terme ?
La réponse à la première question dépend fortement de l’évolution des transitions énergétiques dans le monde. Mais le gaz fossile ayant un rôle-clé dans la production d’électricité, le chauffage, l’industrie et l’agriculture (via les engrais azotés), avec des émissions de CO2 comparativement plus faible que le charbon et le pétrole, la logique voudrait qu’il soit l’hydrocarbure à privilégier, le dernier à devenir obsolète assurément.
C’est dans cette logique que l’Allemagne, notamment, avait obtenu sa classification dans la taxonomie européennes des investissements verts, à titre transitoire. Sur la seule question de la production d’électricité, les centrales au gaz, 100 % pilotables, restent les vecteurs de stabilité du réseau privilégié par les États ayant un mix utilisant beaucoup de renouvelables intermittents et qui ne disposent pas d’un fort potentiel hydro-électrique – comme l’Allemagne, justement.
Les gestionnaires d’actif et les banques investissent toujours massivement dans les fossiles
Et si l’Europe finit par se passer de gaz fossile, l’Asie, notamment la Chine, devrait prendre le relai. Les investissements mondiaux dans les hydrocarbures, malgré toutes les belles déclarations d’intention des États et des acteurs de la finance mondiale, restent d’ailleurs colossaux.
Dans un rapport publié le 13 janvier 2023, 13 ONG internationales indiquent ainsi que, depuis septembre 2022, les 58 plus grands gestionnaires d’actifs et 56 banques ont respectivement misé 847 milliards de dollars et 269 milliards de dollars dans des projets de développement d’énergies fossiles. Et ce, alors même qu’elles avaient, pour la plupart, rejoint la Glasgow Financial Alliance Net Zero Carbone (GFANZ) visant à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.
L’Afrique devrait-elle investir majoritairement dans les renouvelables ?
Le rapport dénonçait ainsi l’hypocrisie de ces institutions financières. Sur la seconde question, et donc sur l’accès à l’énergie de l’Afrique, ce sont les pays développés qui sont taxés d’hypocrisie.
« Les pays riches exhortent les pays en développement à utiliser les énergies renouvelables. […]Pendant ce temps, l’Europe et les États-Unis supplient les nations arabes d’augmenter la production de pétrole. L’Allemagne rouvre des centrales au charbon, et l’Espagne et l’Italie dépensent beaucoup pour la production de gaz africain. Tant de pays européens ont demandé au Botswana d’extraire plus de charbon, si bien que le pays va plus que doubler ses exportations », expose ainsi le célèbre climatologue suédois Bjorn Lomborg.
L’insoutenable hypocrisie des pays riches
Une hypocrisie d’autant plus flagrante que les pays riches ne respectent toujours pas leurs engagements de financement annuel vers les pays en développement pour la lutte contre le changement climatique et l’adaptation à ce changement. L’Afrique, notamment, n’est que très faiblement dotée.
Et, justement, il est beaucoup plus simple pour un pays africain de trouver des financements pour exploiter un champ gazier que pour développer son réseau électrique, construire des centrales électriques, qu’elles soient renouvelables ou au gaz, ou renforcer son industrie.
Dans un continent où 650 millions de personnes n’ont pas accès à l’électricité et qui importe encore l’écrasante majorité de ses biens manufacturés, une morale simpliste ne peut suffire. Et comme le changement climatique est un problème mondial, et que l’Afrique est probablement le continent qui en paiera le plus lourd tribut, tout en y ayant le moins contribué, une véritable éthique mondiale imposerait un soutien réel et profond aux États africains pour une modernisation au meilleur bilan carbone possible.