La révélation d’une vaste opération de corruption menée par le Qatar auprès d’une vice-présidente du Parlement européen, Eva Kaili, a déclenché une série de mesures de cette même assemblée notamment le gel de tous les projets législatifs concernant l’émirat, ou la suspension des titres d’accès de représentants qataris à l’instance. Mais face à la soif de GNL de l’Union européenne, la plupart des analystes estiment que cette fermeté ne durera qu’un temps…
Le Parlement européen fait actuellement face au plus important scandale de corruption de son histoire. Connue pour son peu de mansuétude avec ce genre de pratiques, qu’elle dénonce régulièrement, l’instance européenne s’est réveillée avec une solide gueule de bois le 9 septembre 2022.
QatarGate : une affaire de corruption du Parlement européen avec des sacs de billets chez une vice-présidente
L’une de ses membres, et qui plus est une des ses vices-présidentes, la grecque Eva Kaili, venait en effet d’être inculpée pour corruption en lien avec le Qatar. L’eurodéputée avait choqué, en novembre 2022, en défendant bec et ongle l’émirat, allant jusqu’à affirmer, le 22 novembre, que « le Qatar est un chef de file en matière de droit du travail ».
Une perquisition de la justice belge permet de découvrir 150 000 euros en liquide au domicile d’Eva Kaili, dans des sacs de billets. Elle est immédiatement radiée du parti socialiste grec (Pasok-Kinal), puis suspendu du groupe Socialistes et Démocrates (S&D) du Parlement européen, et se voir retirer son poste de vice-présidente.
La galaxie Eva Kaili aurait touché au moins 1,5 millions d’euros en liquide
Quatre autres personnes ont été inculpées en même temps qu’Eva Kaili : son père (appréhendé avec une valise contenant 750 000 euros en liquide), l’ancien eurodéputé socialiste Pier-Antonio Panzeri (qui a siégé de 2004 à 2019, avant de fonder l’ONG Fight Impunity, et chez qui les enquêteurs ont récupéré 600 000 euros), Niccolo Figa-Talamanca, dirigeant d’une ONG, ainsi que Francesco Giorgi, un assistant parlementaire du groupe S&D, compagnon d’Eva Kaili.
L’eurodéputée conteste les faits de corruption, en racontant que son mari avait récupéré cet argent liquide à son insu. L’enquête étant en cours, aucune preuve de l’implication du Qatar dans cet affaire n’est encore apparue, mais les soupçons semblent plus que substantiels.
Le Parlement européen tance le Qatar, qui répond plus que fermement
Le 15 décembre 2022, le Parlement européen a donc voté à la quasi-unanimité une résolution appelant à stopper l’examne de l’ensemble des textes législatifs concernant le Qatar. Le texte réclame aussi « instamment la suspension des titres d’accès des représentants d’intérêts qatariens » au Parlement européen.
La réaction ne s’est pas faite attendre. Elle est polie, policée, mais riche de sous-entendu. « La décision d’imposer au Qatar une restriction aussi discriminatoire, limitant le dialogue et la coopération avant la fin de la procédure judiciaire, aura un effet négatif sur la coopération régionale et mondiale en matière de sécurité, ainsi que sur les discussions en cours sur la rareté et la sécurité énergétiques mondiales », a ains précisé le Qatar dans un communiqué.
Le Qatar menace de couper le robinet du GNL
La menace est limpide : si l’Union européenne s’entête à considérer le Qatar comme persona non grata, l’émirat pourrait bien envisager de vendre son énergie (en l’occurrence son GNL) ailleurs.
Or, l’Europe ne peut pas se passer du gaz qatari, surtout dans le contexte actuel de chute drastique des livraisons russes. L’Union européenne est certes parvenue, dans l’urgence, à réduire sa consommation de gaz, mais l’effort ne suffit pas pour compenser les pertes des importations russes – en particulier dans l’optique de l’hiver 2023-2024.
Et comme ni la Norvège ni l’Algérie ne semblent pouvoir augmenter leurs livraisons par gazoduc, et que le gaz azéri livré par le nouveau gazoduc ne suffira pas non plus, l’Union européenne doit se tourner vers les marchés mondiaux du GNL.
Euro-dépendance au gaz qatari
Et si certains pays devrait augmenter (ou démarrer) leur production de GNL à moyen terme, pour l’heure, seuls deux États sont capables de répondre solidement à la demande européenne, en augmentant si nécessaire leur production : les États-Unis et le Qatar.
A court terme, l’Union européenne n’a donc pas le choix : à moins d’un (extrêmement) improbable revirement dans ses relations avec la Russie, elle aura besoin du GNL qatari pour passer les prochains hivers.
« La part du Qatar dans les importations européennes de gaz augmente très rapidement. Il est l’un des seuls acteurs que l’Union européenne peut utiliser pour pallier les approvisionnements russes, et va devenir encore plus incontournable dans les années à venir », commente Sami Ramdani, enseignant-chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) pour France24.
Contrats sur le long terme
A l’automne 2022, avant que ce QatarGate éclate, la diplomatie qatari militait d’ailleurs pour que l’Union européenne cède à ses demandes et signe des contrats de fourniture de gaz sur le long terme. Or, les pays de l’Union européenne sont très réticents à signer de tels contrats, pour ne pas de mettre de boulets énergétiques aux pieds dans l’optique de leur transition énergétique.
Fin novembre 2022, l’Allemagne avait toutefois fait une exception à ce principe, en signant son premier contrat de GNL sur le long terme avec le Qatar, portant sur 2,7 milliards de m³ annuel sur 15 ans, à partir de 2026. Certes, cela ne représente que 3 % de la consommation allemande actuelle, mais c’est la première fois qu’un pays européen s’engageait sur le long terme avec l’émirat.
Le ministre allemand de l’Économie, Robert Habeck, a d’ailleurs demandé à dissocier clairement le QatarGate de la question de l’approvisionnement gazier. Qui plus est, la négociation d’accord énergétique reste du ressort des États membres et pas du Parlement ou de la Commission, et ces États pourraient rapidement demander au Parlement de calmer ses ardeurs, directement ou indirectement.
L’Union européenne devra céder à la realpolitik
Car le Qatar ne manque pas de débouchés pour son GNL et n’a pas le couteau sous la gorge. Certes, il préfère le vendre à l’Europe, grâce à des prix plus élevés et pour des questions stratégiques. Mais en cas de rupture avec l’Union européenne, toute l’Asie (Chine, Inde, Bangladesh, Corée, Japon…) serait ravie d’acheter du gaz qatari. L’Union européenne ne semble donc pas avoir d’autre choix que de céder à la realpolitik.
« L’Union a mis la pression sur le Qatar en amalgamant plusieurs dossiers n’ayant que peu à voir avec le scandale de corruption. La réaction du Qatar est donc de renvoyer la balle dans le camp européen, en soulignant au passage qu’il n’a pas les moyens de ses ambitions. C’est une façon de dire ‘ne mélangeons pas tout, puisque vous avez bien trop besoin de nous sur certains dossiers pour vous permettre de tout mélanger’ », synthétise pour France24 Emma Soubrier, directrice de l’Initiative PRISME et chercheure associée à l’Institut de la Paix et du Développement à Nice.